Essai sur les capacités de dissuasion de la marine russe à l’horizon 2030

Fin mars, la marine russe communique sur ses intentions concernant la répartition dans les années à venir des nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et des sous-marins nucléaires lanceurs de missiles de croisière (SSGN) entre les flottes du Nord et du Pacifique. Quelques jours plus tard, c’est au tour du déploiement des frégates du Projet 22350 de faire l’objet d’une communication inattendue sur leur future affectation en mer Noire. Le recoupement de ces indications laisse entrevoir la façon dont la Russie envisage la répartition au sein de sa composante navale des capacités de dissuasion nucléaire stratégique et celles de dissuasion stratégique non-nucléaire dans la décennie à venir.

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crédit photo :site du ministère russe de la Défense

Les Izvestia relaient une information le 23 mars d’une source au sein du ministère russe de la Défense selon laquelle sur les 8 nouveaux SNLE de type Boreï/Boreï-A, 5 iront à la flotte du Pacifique et 3 seront affectés à la flotte du Nord. Le 31 mars suivant, on apprend toujours par Izvestia que les nouvelles frégates du Projet 22350 doivent être déployées en mer Noire, alors qu’à l’origine, elles étaient prévues pour les flottes du Nord et du Pacifique. Enfin, le 1er avril, une source au sein du ministère de la Défense laisse entendre que le plan de déploiement des nouveaux SSGN du Projet 885/885A aurait été arrêté : sur les 7 unités prévues par le programme, 5 iront en flotte du Nord, et 2 dans la flotte du Pacifique. Tous ces programmes portent sur des plateformes qui ont vocation à mettre en œuvre un volet de la dissuasion stratégique russe, qu’elle soit nucléaire (les SNLE avec leurs missiles balistiques intercontinentaux Boulava) ou non-nucléaire (les SSGN et les frégates, avec leurs missiles de croisière Kalibr et, depuis récemment, Tsirkon). La mission de mise en œuvre d’une dissuasion stratégique non-nucléaire est soulignée dans la Doctrine militaire russe de 2014.

Or, depuis la seconde moitié de la décennie 2010, la marine s’est érigée en acteur de premier plan de cette dissuasion stratégique non-nucléaire russe à travers la prolifération de capacités anti-terre sur des plateformes toujours plus nombreuses. Le Kalibr, dont il a été déjà beaucoup question, dispose d’une portée de 1 500 km, tandis que le Tsirkon, dont il est de plus en plus question, peut atteindre des cibles situées dans une fourchette de 400-600 km, avec une vitesse de Mach 8. Plus que sa portée, ce qui rend l’emploi de ce missile « stratégique », c’est l’impossibilité en l’état actuelle des technologies de l’intercepter.

Les deux tableaux suivants proposent un ordre de bataille théorique à l’horizon 2030 des plateformes équipées en missiles de croisière, pour chaque flotte :

Capacités de dissuasion stratégique :

1 SNLE emporte 16 missiles balistiques intercontinentaux (Boulava pour le Projet 955/955.1 ; Sineva/Laïner pour le Projet 667BDRM et RSM-50 pour le Projet 667BDR).

Le nombre de têtes emportées n’est pas indiqué.

X (en service) + Y (prévus)

Nous formulons l’hypothèse que resteront en ligne en 2030 3 SNLE de type Delta IV (Projet 667BDRM) dans la flotte du Nord (vraisemblablement les K-51, K-114 et K-117, tous en fin de vie). Le Delta III (Projet 667BDR) sera sorti d’ici le milieu de la décennie.

Capacités de dissuasion stratégique non-nucléaire :

Inclues les capacités de la flottille de la Caspienne

**A l’origine, 6 unités.

***La frégate SKR-201 Daghestan est équipée en missiles de croisière Kalibr (8 VLS)

X (en service) + Y (prévus)

Flotte du Nord : 1 SSGN déjà en service (K-560) et 1 frégate déjà en service (Amiral Gorchkov)

Flotte de la mer Noire : 6 SSK, 3 frégates et 6 petits navires lance-missiles (inclus 3 de la flottille de la Caspienne) déjà versés.

1 SSGN emporte 32 missiles de croisière (Kalibr et/ou Tsirkon)

1 frégate de type Amiral Gorchkov emporte 16 missiles de croisière (Kalibr et/ou Tsirkon) pour les 4 premières unités, et 24 pour les 2 unités mises sur cale en mai 2019.

1 frégate de type Amiral Grigorovitch emporte 8 missiles de croisière Kalibr.

1 SSK du Projet 0636.3 emporte 6 missiles de croisière Kalibr

1 petit navire lance-missiles (MRK) du Projet 21631, 22800 et 1 frégate du Projet 11356 emportent 8 missiles de croisière Kalibr

1 corvette du Projet 20385/20386 emporte 8 missiles de croisière Kalibr.

Les incertitudes

A ce tableau, il conviendrait de rajouter le croiseur Amiral Nakhimov, lorsqu’il sortira de son interminable et dispendieuse refonte à Severodvinsk. Il sera alors doté de missiles de croisières (Kalibr, Tsirkon) : sa capacité d’emport minimale pourrait être de 10 missiles, tandis que certaines sources indiquent une capacité d’emport maximale de 32 (voire plus). Nous ne tenons pas compte des informations sur la kalibrization  des grands navires de lutte ASM du Projet 1155 qui peuvent être lues ça et là, ni de celle du Pierre le Grand ou du Variag, lorsqu’ils feront l’objet d’une modernisation (de tels plans furent soulevés pour le Moskva et ont été depuis abandonnés vu leurs coûts et l’immobilisation à rallonge de la plateforme, cf. Amiral Nakhimov). S’ajouteront aussi les SSGN du Projet 971M, lorsqu’ils sortiront de modernisation. Il a été dit qu’ils recevraient une capacité à tirer des missiles de croisière de type Kalibr. En ce qui concerne les SSGN et les SNLE, même mise sur cale cette année, toute nouvelle unité ne serait pas admise au service actif avant la seconde moitié des années 2020, et plus certainement, vers la fin de la décennie. Aussi, à ce niveau, ces plans de déploiement théoriques paraissent relativement stables, et ne doivent tenir compte que du désarmement des SNLE de type Delta III de la flotte du Pacifique, de ceux de type Delta IV de la flotte du Nord au cours des prochaines années, et bien sûr, des IPER des nouvelles unités.

En ce qui concerne les petits navires lance-missiles (Projets 21631, 22800), leur construction risque d’être considérablement ralentie par les problèmes de motorisation rencontrés par les industriels russes. A l’horizon 2030, leur nombre pourrait être plus élevé que celui indiqué en fonction de la fiabilité de la solution trouvée par la Russie pour remplacer les turbines allemandes et chinoises. En outre, certaines des unités à l’origine pressenties pour la flotte de la mer Noire pourraient partir en mer Baltique. Enfin, le programme des corvettes (Projet 20385, 20386) demeure flou, aussi bien pour la cible que pour l’affectation des unités. Pour les besoins de cette étude, nous ne regardons que les plans de constructions arrêtés à ce jour pour chacun des deux projets, ainsi que la durée de construction de l’unité tête de série (certainement 8 ans pour la corvette Gremyaschiy ; probablement 6 à 7 ans pour la corvette Merkuriy). Aussi, même si une ou des nouvelles unités étaient mises sur cale au cours de l’année, elle(s) serai(en)t admise(s) au service actif dans la seconde moitié de la décennie. Il convient enfin de rajouter l’hypothèse de la mise sur cale d’une flottille de SSK pour la flotte de la Baltique, très probablement des sous-marins de type Kilo, eux aussi dotés en missiles Kalibr. Vu le rythme de construction au chantier naval de l’Amirauté, une telle sous-marinade aurait des chances d’être partiellement – voire entièrement – active d’ici 2030 si la décision est prise de la constituer. 

Enfin, la décennie qui vient pourrait voir les grandes puissances (États-Unis, Russie, Chine) signer des accords portant sur le contrôle des armements qui pourraient impacter le nombre de vecteurs (stratégiques, hypersoniques ?). Il s’agit d’une hypothèse et ces tableaux n’en tiennent pas compte.

Aussi, plus qu’une valeur ferme, le nombre de vecteurs indiqués dans les tableaux doit être considéré comme un ordre de grandeur.

Analyse

La mission historique de la flotte du Nord de mise en œuvre de la composante océanique de la dissuasion stratégique russe a été augmentée ces dernières années d’un volet non-stratégique grâce au K-560 Severodvinsk et à la frégate Amiral Gorchkov. L’exercice stratégique « Grom-2019 » a laissé entrevoir en octobre dernier une montée en puissance de ce volet non-nucléaire. Cela lui donnera les moyens de non seulement contribuer au dispositif d’interdiction de long de la Route du Nord mais également de poursuivre sa mission de projection dans l’Atlantique Nord. Les adversaires potentiels dans cet hémisphère demeurent les États-Unis et, plus largement, la communauté euro-atlantique.

On constate que la Russie est en train de créer un puissant groupe de frappe centré sur l’espace mer Noire. Ce groupe aura une zone de responsabilité étendue qui comprend, outre la mer Noire, la Méditerranée, la mer Rouge, l’Atlantique. Les régions concernées par la posture russe de dissuasion stratégique non nucléaire mise en œuvre par les navires de la flotte de la mer Noire sont l’Asie centrale (à travers la « plateforme de tir » de la mer Caspienne), les pays européens de la communauté euro-atlantique, la région Afrique du Nord – Moyen-Orient. L’étendue de la zone à couvrir explique l’inflation en terme de missiles, mais pas seulement. Ce déploiement est aussi présenté à Moscou comme une réponse à la construction par Washington du bouclier anti-missiles en Roumanie, ainsi qu’au déploiement de plateformes AEGIS depuis la base navale de Rota (Espagne).

Dans la flotte du Pacifique, on voit se dessiner le principe de suffisance, avec un panachage relativement équilibré. La marine russe mise sur des petites plateformes de surface et des corvettes pour assurer la présence en surface. Une des missions de la flotte du Pacifique à terme sera d’être en mesure d’interdire l’accès à la Route maritime du Nord, via le détroit de Béring tout en assurant la mission de dissuasion stratégique. Un relatif équilibre est respecté par rapport aux SNLE déployés dans la flotte du Nord.

Malgré les défis stratégiques qui se posent dans la zone Asie-Pacifique, la Russie ne semble pas faire de surenchère dans le déploiement de plateformes navales sur son flanc oriental. Elle continue de voir en revanche le flanc occidental comme prioritaire et, en conséquence, semble s’acheminer vers une forte concentration de moyens en mer Noire et dans le Nord afin de répondre à ce qu’elle perçoit comme des défis posés à sa sécurité.

source : Le Portail des forces navales de la Fédération de Russie